- 1. Ici attribué à Simon Marmion (1425-1489) La Píeta
Huile sur panneau - 40,5 x 27 cm
Dijon, musée de Beaux-Arts
Photo : C2RMF-Pierre-Yves Duval - Voir l´image dans sa page
La restauration conduit souvent à revoir les attributions que portent les œuvres, et nous reconnaissons que c’est un lieu commun de l’écrire en exergue d’une note comme celle-ci. La patiente et remarquable campagne menée par l’équipe du musée des Beaux-Arts de Dijon avec celle du C2RMF à la Petite Écurie du Roi à Versailles [1], dans le cadre de la rénovation du musée, a ainsi conduit à reconsidérer le vieux cartel d’un petit panneau flamand [2] (ill. 1), une Piéta déposée par le Louvre à Dijon il y a presque soixante ans. Cette intervention [3], effectuée par Patrick Mandron pour le montage et le démontage du cadre, et par Isabelle Leegenhoek, pour la couche picturale, a bénéficié de l’accord et du concours du département des peintures du Louvre, toujours responsable scientifique de la conservation de l’œuvre [4]. L’opportunité d’une visite au Museum of Art de Philadelphie a conduit l’auteur de ces lignes au rapprochement, en discussion ici, entre le fragment de Dijon et la belle Crucifixion de la collection Johnson (ill. 2). Enfin, la chance d’avoir pu déchiffrer sur ce tableau nordique une inscription contre toute attente espagnole est venue conforter la proposition de réattribuer l’œuvre à un artiste du Nord de la France, Simon Marmion (1425-1489), qui fut très lié à la cour de Bourgogne et à l’Espagne.
- 2. Simon Marmion (1425-1489)
La Crucifixion
Huile sur panneau - 90,8 x 95,2 cm
Philadelphie, Museum of Art
Photo : D. R. - Voir l´image dans sa page
Marmion n’est pas le plus connu parmi les peintres du XVe siècle actifs en Flandre et dans le Nord de la France, mais il a laissé un chef-d’œuvre, le retable de Saint-Bertin aujourd’hui partagé entre la Gemäldegalerie de Berlin et la National Gallery de Londres qui y voisine sans en pâtir avec les Van Eyck, les Van der Weyden, les Christus... Issu d’une famille d’artistes, il est né en 1425 à Amiens ou dans les environs. Il est mentionné dans cette ville par les archives dans les années 1449-1454, date de son départ pour Lille où il prend part aux décors de festivités (banquet du faisan) commandés à plus d’une trentaine d’artistes par le duc de Bourgogne, Philippe le Bon. On le retrouve ensuite à Valenciennes, où il semble avoir passé le reste de son existence, mais aussi à Cambrai, où il travaille pour la cathédrale, et à Tournai dont la guilde de Saint-Luc l’accueille comme maître en 1468. Après sa mort, à l’âge respectable pour l’époque de soixante-quatre ans, son élève et repreneur de son atelier, Jan Provoost (1465-1529) épousera sa veuve, Jeanne de Quaroube, en 1492. Il n’est d’ailleurs pas inintéressant de rappeler que, jusqu’à aujourd’hui, le panneau de Dijon portait une attribution à Provoost dont témoigne le vieux cartel sur la cadre. Marmion fut l’un des enlumineurs les plus fameux de son époque, célébré par les chroniqueurs de son temps comme Jean Molinet, en 1489, ou Jean Lemaire de Belges en 1506. C’est Guillaume Fillastre (vers 1400-1473), évêque de Toul puis de Tournai, abbé de l’abbaye de Saint-Bertin à Saint-Omer, qui lui commanda ses ouvrages les plus prestigieux, les Grandes chroniques de France destinées à la bibliothèque du duc, aujourd’hui conservées à Saint- Petersbourg [5], mais surtout, en 1455-1459, le retable du maître-autel de l’abbatiale de Saint-Bertin dont les moines l’avaient pourtant si mal accueilli en 1442 [6].
- 3. Simon Marmion (1425-1489)
La Pieta
Tempéra sur parchemin marouflé sur panneau - 11,7 x 8,9 cm
Philadelphie, Museum of Art
Photo : Philadelphia Museum of Art - Voir l´image dans sa page
- 4. Simon Marmion (1425-1489)
La Descente de Croix
Huile sur panneau - 51,8 x 32,7 cm
New-York, Metropolitan Museum of Art
Photo : Metropolitan Museum of Art - Voir l´image dans sa page
Plusieurs des œuvres de Marmion, comme la Crucifixioǹ [7] (ill. 2) et la petite Pieta [8] (ill. 3) de Philadelphie ou la Descente de croix [9] (ill. 4) de New York, présentent des caractéristiques stylistiques extrêmement proches de celles du panneau dijonnais, en particulier dans la typologie des corps et des visages : figures du crucifié émaciées et squelettiques, aux mains crispées en forme de pince, aux genoux noueux, aux pieds patauds ; Vierges au visage idéalisé et tendre, exprimant sans pathos une sorte de résignation douce, très éloignée de l’expressionnisme douloureux d’un Van der Weyden, d’un Bouts, d’un Memlinc...
Le revers du panneau est décoré en plein champ d’un faux marbre vert, aujourd’hui très obscurci, sur lequel une inscription manuscrite ancienne a longtemps résisté au déchiffrage. Nous proposons d’y voir écrit de las descalzas (ill. 5), ce qui indique une provenance espagnole, région d’Europe alors intimement liée à la Bourgogne et à la Flandre par les jeux dynastiques. Avec un peu d’audace, on pense à Marguerite d’York (1446-1503), princesse Plantagenêt qui épousa Charles le Téméraire le 3 juillet 1468. Ses commandes à Simon Marmion sont documentées, telle la Lamentation sur le Christ mort du Metropolitan Museum of Art de New York dont le revers s’orne de ses armes associées à celles de son mari. Le panneau de New York est par certains considéré comme réalisé en mai 1473, à l’occasion d’une réunion de l’ordre de la Toison d’or à Valenciennes où Marguerite accompagna son époux qui, peu avant, en 1470, avait payé au peintre un bréviaire commencé pour son père Philippe le Bon. Marmion enlumina également pour elle certains des ouvrages de sa bibliothèque [10] ; d’autres sont par ailleurs conservés en Espagne [11]. Bien sûr, cette simple inscription en espagnol au revers du panneau de Dijon n’indique pas forcément un mécénat aussi prestigieux. Quoi qu’il en soit, cette mention « descalzas » se réfère à une réforme qui, à la suite du concile de Trente (1545-1563), a vu la plupart des ordres religieux masculins autant que féminins créer leur branche de « déchaux », pour les moniales aussi bien chez les carmélites que chez les franciscaines (clarisses) ou d’autres [12]. La forme et la teneur de l’inscription conduisent donc à penser que le tableau était déjà en Espagne sans doute au XVIIe siècle, même si elle ne permet pas de préciser quelle est sa provenance exacte.
La restauration du panneau et sa réattribution à un artiste de la cour des ducs de Bourgogne, Philippe le Bon puis Charles le Téméraire, prennent tout leur sens dans les salles majestueuses du palais de Dijon. Accrochée non loin des reliques de la chartreuse de Champmol ou de la Nativité, chef-d’œuvre de Robert Campin, cette Lamentation sur le Christ mort, au sens propre « découverte » à l’occasion de sa restauration, va désormais joindre sa note émouvante dans toute sa subtilité au riche cortège de la peinture du Pays d’en Bas au XVe siècle, telle que l’expose somptueusement le Musée des Beaux-Arts.