Musée de la Marine : fluctuat et mergitur

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Deux accessoires semblent indispensables pour visiter le Musée de la Marine, puisque la nouvelle scénographie souhaite « favoriser une immersion totale en mer » : les palmes et le tuba. Mais pas seulement. Sur le dépliant distribué à l’entrée, on découvre que des « objets de confort » sont mis à la disposition des personnes « sensibles » soucieuses de « visiter sereinement » le musée. On s’inquiète, on suppute, en découvrant la liste ; ne vaut-il pas mieux virer de bord et s’enfuir au plus vite ? Pourquoi propose-t-on un casque anti-bruit, des lunettes de soleil, une loupe, une couverture lestée et même une balle anti-stress ? Pourquoi y a-t-il des créneaux de visite durant lesquels la scénographie est « adoucie », avec des variations sonores et lumineuses réduites ? Tant pis pour le visiteur lambda, il doit se jeter à l’eau sans scaphandre ni bouée.


1. Le vestibule du Musée national de la Marine
« à l’atmosphère mystérieuse et hors du commun  »
Paris, Musée national de la Marine
Photo : bbsg
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Fermé depuis 2017, le musée installé dans le Palais de Chaillot a rouvert ses portes le 27 novembre dernier. Thierry Gausseron succèdera en 2024 à Vincent Campredon qui dirige l’établissement depuis 2015. Le bâtiment a été rénové - nous y reviendrons -, les collections restaurées (voir l’article) et le parcours entièrement repensé. Les architectes lauréats du concours sont l’agence H2O et Snøhetta, tandis que la scénographie a été conçue par Casson Mann. Les collections permanentes occupent le rez-de-chaussée et le rez-de-jardin de l’aile Davioud. L’aile Carlu, qui se déploie en parallèle, accueille les expositions temporaires, la boutique-librairie et l’auditorium. Le nombre d’objets exposés est le même qu’auparavant : mille environ. Ce n’est pas énorme quand on sait qu’il y en a plus de 35 000 dans les réserves. Et pourtant, c’est un petit miracle d’en voir autant, d’abord parce qu’il avait été envisagé de déployer deux fois moins d’œuvres, ensuite parce que la place perdue par la nouvelle scénographie est ahurissante.
Après avoir parcouru un vestibule « à l’atmosphère mystérieuse et hors du commun  » où trône le scaphandre prototypal des frères Carmagnolle (ill. 1), le visiteur arrive dans un immense espace d’accueil qui illustre parfaitement la notion maritime de vide abyssal (ill. 2). On aurait pu au moins y caser une œuvre monumentale. Vincent Bouat-Ferlier, qui fut chef du programme muséographique, puis directeur scientifique avant de prendre de nouvelles fonctions en décembre 2022, avait insisté sur la nécessité d’exposer autant d’œuvres qu’auparavant, sinon plus, et suggéré de présenter Le Génie de la Mer de Carlo Sarrabezolles dans l’entrée. Cette sculpture, réalisée par un artiste qui avait justement travaillé au Palais de Chaillot, était destinée à servir de figure de poupe au Normandie. Elle aurait ainsi fait écho à la célèbre Réale, galère royale de Louis XIV, exposée à l’autre bout de la galerie.


2. L’espace d’accueil.
Au second plan la mezzanine
pour accueillir les adhérents.
Paris, Musée national de la Marine
Photo : bbsg
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3. « Espace repère »
situé sous la mezzanine
Paris, Musée national de la Marine
Photo : bbsg
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Aucune œuvre finalement n’accueille le visiteur dans cette vaste salle, mais une odeur… Car le musée s’est choisi une « signature olfactive », fragrance intitulée « Sillage de mer  », qui fort heureusement n’est pas inspirée par la marée basse. L’objectif ? « Faire de la visite une véritable expérience sensible inspirée par l’océan. [1] » Il faut brasser beaucoup d’air pour gonfler les voiles d’un vaisseau aussi grand que le musée de la Marine.
Avant d’accéder aux collections, le visiteur doit encore passer devant un « espace repère », énorme socle d’où surgissent les bras d’un poulpe, une longue-vue ou bien encore une carte, accompagnés de mots inspirés et inspirants (ce qui n’est guère recommandé sous la mer) : « mystère », « rêve », « plongée » (ill. 3). Peut-être aurait-on mieux fait de signaler, en guise de repères, quelques grandes dates ou événements majeurs, et même - osons ce gros mot - une frise chronologique .


4. Section sur les activités portuaires.
A gauche un conteneur, au fond la coque.
Les œuvres sont dans des couloirs.
Paris, Musée national de la Marine
Photo : bbsg
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5. Section sur les arts de la navigation.
Paris, Musée national de la Marine
Photo : bbsg
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Une fois franchi le portique, le visiteur pénètre dans un véritable capharnaüm (ill. 4 et 5). Les œuvres s’accumulent, casées tant bien que mal dans des coins et recoins, contraintes de céder la place à des « gestes scénographiques forts  ». Trois installations monumentales, là encore présentées comme des « repères  », ont en effet pour mission de créer des « moments d’intensité spectaculaires et des expériences immersives ». Plouf. Ainsi, au début du parcours une immense coque de paquebot se dresse, dans laquelle il faut pénétrer pour regarder un film (ill. 6). Puis des conteneurs grandeur nature sont disposés à différentes hauteurs sur des portiques pour présenter les activités portuaires (ill. 7). Enfin, une vague lumineuse vertigineuse introduit la section « tempêtes et naufrages » (ill. 8)… Il ne manque plus que l’iceberg du Titanic pour boucher entièrement l’horizon et toucher le fond.


6. La coque de navire
Paris, Musée national de la Marine
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7. Les conteneurs
Paris, Musée national de la Marine
Photo : bbsg
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Parmi les conteneurs, l’un d’eux totalement vide, ne semble avoir qu’une fonction décorative, c’est beaucoup dire ; un autre sert d’écrin à des Lego qui illustrent les énergies de la mer et plus particulièrement les éoliennes (ill. 9). On cherche le bémol sur les cartels : où donc est-il précisé que les éoliennes ont un impact désastreux ou du moins contestable sur le paysage et les fonds marins ? Nulle part. Sans doute parce que parmi les mécènes apparaît Skyborn Renewables, acteur majeur de l’éolien en mer. C’est d’autant plus gênant que le musée a rédigé un manifeste international pour le patrimoine maritime en 2022, afin de sensibiliser le plus grand nombre aux enjeux de la mer. De même, la marine de guerre et plus particulièrement celle de l’époque contemporaine, occupe un peu trop de place dans le parcours, au détriment d’autres sections comme les explorations. Rien d’étonnant à découvrir parmi les mécènes Naval Group, Dassault Aviation, MBDA qui ont donné toute une série de modèles de bateaux, et même de missiles.


8. La vague
Section sur les tempêtes et naufrages
Paris, Musée national de la Marine
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9. Les énergies de la mer : les éoliennes
Paris, Musée national de la Marine
Photo : bbsg
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Quant à la vague géante - vingt mètres de long, huit mètres de haut - elle engloutit les objets au lieu de les mettre en valeur. La volonté d’offrir aux visiteurs « une expérience immersive physiquement et dynamiquement  » est réussie : les voilà serrés comme des sardines, agglutinés dans des espaces réduits pour observer les œuvres exposées (ill. 10). Les architectes chargés de rénover le bâtiment avaient souhaité « la préservation du vide des galeries ». C’était sans compter sur la scénographie.


10. Les visiteurs entre les vagues
Paris, Musée national de la Marine
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11. La première mezzanine.
Le « coin des adhérents ».
Paris, Musée national de la Marine
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L’utilisation de l’espace est également inattendue. À quoi servent les nouvelles mezzanines ? Si l’une d’elles est consacrée au thème des paquebots, l’autre est réservée au tout nouveau club des adhérents désireux de prendre un café (ill. 11). Voici donc un musée qui préfère ses adhérents à ses collections. Ceux-ci pourtant, se rendent d’abord au Palais de Chaillot pour voir des œuvres, du moins on l’espère. Les fameuses vues de ports peintes par Joseph Vernet auraient pu être déployées dans cette mezzanine de 300 mètres carrés. Elles sont au lieu de cela, collées les unes aux autres dans une salle exiguë, au bout de la galerie (ill. 12). Sur les quinze ports de France commandés par Louis XV, treize se trouvent au musée de la Marine, le Louvre n’ayant pas voulu prêter les deux qui lui restent. Certes, leur présentation dans cette petite pièce permet de scruter de près leurs détails, révélés par une récente restauration (voir l’article) mais il faut aussi et surtout du recul pour admirer ces toiles monumentales qui ont par ailleurs été peintes pour former un ensemble et non pour être présentées deux à deux.


12. Joseph Vernet (1714-1789)
Les Ports de France
Paris, Musée national de la marine
Photo : bbsg
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13. Joseph Vernet (1714-1789)
Les Ports de France
Paris, Musée national de la Marine
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Un autre choix est étonnant : l’aile Carlu désormais consacrée aux expositions temporaires est plus grande que le rez-de-jardin de l’aile Davioud où se poursuit le parcours permanent. Pourquoi ne pas avoir déployé les collections sur tout le rez-de-chaussée, comme auparavant, en utilisant les deux ailes, tandis que le rez-de-jardin pouvait recevoir les expositions temporaires ?


13. Ornements de poupe de la galère Réale, 1688 et 1694
Atelier de sculpture de l’arsenal de Marseilles
Paris, Musée national de la Marine
Photo : bbsg
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Le parcours en lui-même est intéressant, ponctué de cartels relativement développés. D’abord thématique au rez-de-chaussée - parmi les sujets abordés il y a la manière de se repérer en mer et les arts de la navigation, les activités portuaires, les naufrages ou encore la représentation du pouvoir - il devient chronologique au rez-de-jardin pour raconter l’histoire de la puissance navale qu’est la France, de Louis XIII jusqu’à aujourd’hui.
Le parti pris était de casser le parcours typologique de l’ancien musée, dans lequel les beaux-arts par exemple, étaient réunis dans une section à part. Aujourd’hui, différentes questions maritimes sont évoquées à travers une diversité d’œuvres et d’objets. La première salle est une exception bien compréhensible, puisqu’elle expose un seul type de pièces, qui constituent le cœur de la collection : les modèles réduits de bateaux, aux tailles et aux fonctions très variées. Quelques sections sont décevantes, celle consacrée au Havre notamment semble un peu fourre-tout, survolant toutes les activités portuaires, de la pêche à la plaisance, en passant par la compétition sportive et le commerce. Dans la partie « représenter le pouvoir » la Réale est malheureusement moins bien exposée qu’auparavant (ill. 13) : ses magnifiques décors sculptés à la gloire de Louis XIV, illustrant la course du soleil personnifié par Apollon, étaient fixés sur une structure qui évoquait la silhouette monumentale du vaisseau ; désormais ils flottent dans l’air, un peu trop bas. L’ancienne installation, paraît-il, prenait beaucoup trop de place, et il aurait fallu, pour la garder, sacrifier d’autres œuvres. Cela n’a pourtant gêné personne, quand il s’agissait d’installer la « vague » ou l’immense espace d’accueil désespérément vide.
Une salle très réussie s’arrête sur le processus de création des ornements sculptés des navires (ill. 14) : les dessins préparatoires, les projets de cire et de terre, la sculpture en bois enfin, sont autant d’étapes qui permettent de mettre en place l’iconographie et de s’adapter aux exigences du commanditaire.


14. Le Cabinet des cires
Paris, Musée national de la Marine
Photo : bbsg
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Il est bien dommage que cette institution n’assume pas la richesse de ses collections, ni leur valeur à la fois historique, scientifique, technique et artistique. « Le musée de la marine se réinvente en un musée de société ouvert sur son temps, un lieu d’échanges et de rencontres, un forum des grandes questions qui parcourent le monde ». Beaucoup d’institutions muséales ne font ainsi plus confiance aux œuvres qu’elles conservent, et ne croient plus en leur intérêt intrinsèque, préférant se transformer en centres de loisirs et « lieux contemporains » pour attirer les visiteurs (voir l’article). Afin d’éviter l’écueil de l’ennui, le musée de la Marine a choisi de noyer ses collections, de les évincer par des installations modernes volontairement « spectaculaires » donc divertissantes, et par un discours global qui cherche à gommer l’étiquette poussiéreuse de musée d’histoire.

Mais qui tient la barre mille sabords ? La communication et le markéting ou bien l’équipe scientifique ? Comme au musée de l’Armée désormais, les conservateurs ne font plus partie de la direction. En outre, on découvre sur l’organigramme qu’ils ont la charge des collections, mais pas de la médiation ni de la programmation culturelle, qui dépendent du directeur adjoint du musée.
Le Musée de la Marine semble avant tout être une marque, avec un logo soigneusement pensé, décliné sur des vêtements et des sacs que l’on peut acheter dans la boutique, ainsi qu’une « signature olfactive » diffusée dans les espaces d’accueil. Il est certes indispensable de trouver des sources de revenu, mais sa mission quoi qu’on en dise est d’abord de mettre en valeur ses collections.
Beaucoup de personnes ont quitté le navire pendant le chantier de rénovation. Dans une vidéo, le secrétaire général du musée signale sans sourciller que « Sur l’année 2020, on a eu plus 100 mouvements RH au cours de l’année entre les départs et les arrivées  ». Sans doute l’installation définitive du département des collections - composé des conservateurs, des restaurateurs et du centre de recherche - dans les réserves de Dugny, a dû en décourager plus d’un. Ces réserves flambant neuves se trouvent sur un site difficilement accessible en transports en communs, à vingt-cinq kilomètres du musée...
Par ailleurs, le départ en 2021 de Julien Cordier, chef du projet de rénovation des bâtiments, puis celui de Vincent Bouat-Ferlier en 2022, chef du projet muséographique et directeur scientifique, sont révélateurs d’un certain malaise. Non seulement le directeur scientifique n’a pas attendu l’inauguration du musée pour partir, mais son poste est resté vacant pendant près d’un an, en pleine rénovation du musée.


15. Vue de l’exposition « Objectif mer »
Paris, Musée national de la Marine
Photo : bbsg
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Terminons pour conclure sur une note beaucoup plus optimiste : l’exposition temporaire qui vient d’être inaugurée, consacrée à la mer et au cinéma, est une véritable réussite (ill. 15). Organisée autour de deux grands thèmes, « Filmer le réel » et « Films de fiction », elle mélange les vidéos, les costumes, les affiches, les œuvres et les objets variées pour décortiquer toutes ces tentatives de cadrer l’infini.

Informations pratiques : Musée national de la Marine de Paris, Palais de Chaillot, 17 place du Trocadéro, 75016 Paris. Tél : +33 (0)1 53 65 69 48. Ouvert tous les jours sauf le mardi, de 11h à 19h, jusqu’à 22h le jeudi. Tarif : Entre 12 et 15 €.

« Objectif mer : l’océan filmé », du 13 décembre 2023 au 05 mai 2024.

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